Focus sur ce que pensent les Français

10 décembre 2021
Focus sur ce que pensent les Français
Les instituts de sondage tels qu’Harris Interactive prennent le pouls de l’opinion depuis déjà plusieurs dizaines d’années, ils nous renseignent ainsi sur les grandes tendances et les mouvements de fond à l’œuvre dans l’opinion

Pierre Hadrien Bartoli, vous êtes directeur des études politiques chez Harris Interactive, en quoi consiste votre métier ? 

C’est un poste d’observation de la société par le biais d’études qualitatives et quantitatives que nous menons. Grâce à des sondages, des réunions de groupe et des entretiens, nous tentons de comprendre comment évolue la société dans des domaines différents et en fonction du contexte politique. Nous nous intéressons aux modes de consommation, aux relations sociales, etc. Cela a pour objectif d’identifier ce qui est en train de se passer et que nous ne percevons pas forcément tous, d’objectiver les mutations en cours. 

Vous réalisez régulièrement des enquêtes dans le cadre des campagnes électorales. Quelles sont les nouvelles tendances ayant émergé au cours des dernières années ? 

Une des évolutions majeures concerne la manière dont on parle désormais de l’environnement. Nous observons des évolutions importantes en termes d’attentes et d’importance accordée aux différentes thématiques dans l’opinion. Au milieu des années 2000, la dette publique arrivait très haut dans les préoccupations des Français. Au début et au milieu des années 2010, les questions de sécurité et de terrorisme sont devenues importantes. Depuis quelques années, l’environnement constitue un sujet qui émerge au point de devenir incontournable. Cette préoccupation a doublé en 10 ans et devient le deuxième thème sur lequel les responsables politiques sont le plus attendus. Ce qui frappe surtout, c’est que cela traverse toutes les catégories de la population. Auparavant, nous observions que cela concernait majoritairement les très jeunes, les urbains et les plus aisés. Aujourd’hui nous assistons à un véritable basculement avec des attentes sur les sujets environnementaux qui deviennent essentiels aux yeux des Français de toutes les catégories : jeunes, urbains, ruraux, classes populaires. Naturellement ces attentes ne s’expriment pas toutes dans les mêmes termes, mais l’idée que l’on ait une planète et qu’il faille la protéger car elle est danger, est acceptée par tout le monde ou presque. C’est vraiment différent de ce que nous observions il y a 10 ans. 

La réindustrialisation est-elle (re)devenue à la mode depuis la crise sanitaire ? 

C’est presque une conséquence. Ça vient impacter l’enjeu environnemental mais pas uniquement. La crise du Covid montre une forme de retour au politique. Depuis quelques décennies, vers le milieu des années 80, il y a cette idée dominante que la décision politique est dépassée, au-delà de la dimension gestionnaire du pays. L’idée que le moteur est le pouvoir économique. La décision politique est contrainte par des structures supranationales, des règles budgétaires. Et en dehors de l’extrême droite, cela n’a pas été vraiment remis en cause. La crise du Covid montre que le politique, lorsqu’il le souhaite, peut agir, qu’il a la capacité de faire quand on a besoin de lui. Ce basculement a un impact sur ce qui apparaissait impossible auparavant. C’est notamment le cas de la réindustrialisation.  

Nous sommes vulnérables et les Français se disent : on ne peut pas être dépendants uniquement de l’étranger et le bassin dans lequel on vit localement, les niveaux nationaux et européens doivent nous permettre d’être d’avantage autonomes. Par ailleurs, on a vu que pour faire face à une crise importante, on pouvait prendre des mesures inédites. Ce qui semblait inéluctable comme la croissance continue du domaine des services par exemple, peut être remis en question. On voit depuis quelques mois de vraies attentes sur la réindustrialisation, notre souveraineté et notre indépendance économique (France ou Europe). La vraie bascule c’est qu’aujourd’hui les Français y croient en tant que citoyens. Et donc le niveau de confiance mais aussi de responsabilité qui va peser sur les responsables politiques et les dirigeants des entreprises est important. Les Français comptent sur eux pour (re)construire ce tissu industriel. 

Quelle perception les Français ont-ils de leur industrie ? 

Quand on est un industriel local on a des responsabilités sur le territoire et on est apprécié pour cela. Le rôle d’un industriel local, ce n’est pas anodin pour les gens. Ce n’est pas uniquement celui qui fait du bruit et de la pollution. L’industrie n’a pas une mauvaise image en France, elle convoque une image positive de technologie et d’innovation. On commence à revenir du « tout tertiaire ». 

S’agissant de l’environnement, les opinions laissent-elles transparaître une volonté de remise en cause de nos comportements ? 

C’est une question très intéressante. Auparavant, la question environnementale venait un peu « en bonus ». On savait que c’était important mais dans la hiérarchie des priorités, elle venait après bien d’autres aspects. En 2019, avec le réveil de la jeunesse et les marches pour le climat, le rapport à la question environnementale entre dans le registre de l’urgence. 

Les Français nous disent : « la planète est en train de mourir et c’est la première des priorités de la sauver ». Ce changement de registre fait que les réponses attendues ne sont plus les mêmes. Tous les acteurs doivent prendre en charge le problème : les responsables politiques en premier lieu. Toutes les organisations politiques ont développé des discours sur l’environnement : valorisation de ruralité à droite ou évolutions des modes de vie à gauche. La nouveauté c’est que tout le monde doit contribuer : les citoyens eux-mêmes doivent faire un effort et on voit à ce titre une réémergence du « consom’acteur » qui par ses choix peut faire changer les choses notamment en privilégiant les qualités environnementales des produits et/ou leur proximité. On est prêt à acheter un produit plus cher car il respecte l’environnement et/ou car produit localement. Mais les entreprises sont également attendues sur cet aspect, elles doivent faire partie des acteurs qui se mobilisent car elles sont perçues comme un pollueur important. Cette attente-là est devenue basique, presque fondamentale.  

Alors justement, à qui les Français font-ils confiance pour répondre aux enjeux du dérèglement climatique ? 

C’est là que le bât blesse. On sent l’urgence, on attend une action mais les niveaux de confiance sont faibles. Les Français font confiance aux lanceurs d’alertes, aux spécialistes, aux scientifiques et aux associations. D’une certaine manière, ils considèrent qu’ils ont eu raison avant les autres, ils ont alerté quand beaucoup détournaient le regard. Désormais, nous nous sommes ralliés à leur point de vue. Les Français se disent que les citoyens et les PME peuvent agir mais ont de grands doutes quant à la volonté et aux actions qu’entreprennent les acteurs qui leur sont plus éloignés. En définitive, c’est la proximité plus ou moins grande au terrain qui détermine le niveau de confiance. Les personnes qui travaillent sur le sujet, les collectivités locales au quotidien, les citoyens qui par leur comportement peuvent enclencher des choses et les PME en prise avec les problèmes au jour le jour sont perçus comme ayant les moyens de faire changer les choses. Attention cependant, quand les Français accordent leur confiance à certains acteurs, cela les engage car ce sont des attentes de résultats qu’ils expriment. Ils porteront dès lors un regard critique sur leur action (ou inaction). Les Français disent : « vous les PME vous pouvez faire quelque chose pour changer la donne, si vous ne le faites pas, demain on se rappellera que vous avez été en partie responsables du désastre écologique ». Comme de fortes attentes sont placées dans ces acteurs, ils vont devoir agir et expliquer ce qu’ils font pour agir s’ils souhaitent occuper cette place que la société leur confère. 

Qu’est-ce qui est pour eux un comportement responsable ? 

Les citoyens considèrent que tous les acteurs peuvent agir. Changer le logiciel dans lequel ils sont historiquement pour y intégrer l’environnement. L’agissement responsable c’est ça. Comment on peut ajouter deux éléments : la proximité et la qualité environnementale dans votre manière de penser et de produire. Cela vaut pour tous les acteurs. Les différentes causes possibles d’impacts négatifs sur le climat sont liées : consommer bio et consommer local c’est une même dynamique. Il nous faut des bons produits qui à aucune étape de leur production n’impactent négativement le climat. Pour un consommateur, un produit bio produit loin n’est pas un produit responsable. Tout comme consommer un produit local mais avec des pesticides n’est pas un comportement responsable. Il faut être irréprochable sur toute la chaine, et les Français en ont une compréhension plus complète que lorsque cela restait le sujet des experts. Aujourd’hui, nous sommes davantage capables de comprendre si nos comportements sont responsables ou non. 

D’une manière plus générale à qui les Français font-ils confiance ? 

C’est la règle de la proximité / éloignement. Nous observons de la défiance envers les corps intermédiaires et les décideurs éloignés, on se resserre sur son cercle. Mais tous les pays ne sont pas sur le même registre. En Italie par exemple, la confiance est faible dans les structures locales (crainte de la corruption) et la confiance est forte dans les structures globales (les grandes entreprises, l’Europe, etc .). 

Les Français ont-ils toujours confiance en la science ? Sommes-nous concernés par cette ère de la post-vérité qui semble se propager dans de nombreuses démocraties occidentales ? 

Historiquement, le peuple français est très cartésien et a un niveau de confiance très fort dans la science. Les Français savent distinguer ce qu’est une étude scientifique avec des acteurs neutres et ce qui ne l’est pas. Cette distinction, ils la font bien. D’ailleurs, ils ont confiance en des données intégralement disponibles. Ils ont intégré ce qu’est la logique d’une démarche scientifique mesurable et vérifiable, quand bien même ils ne vont pas eux-mêmes la vérifier. Pendant la crise du Covid, on s’est posé la question du rapport de confiance des Français à la science (compte-tenu des nombreuses controverses, parfois même au sein de la communauté scientifique). Tout au long de la crise, nous n’avons observé aucun décrochage. L’idée qu’existe une vérité, que la science est un moyen de la percevoir, que les scientifiques sont compétents, est très nettement majoritaire, tout comme l’idée que la science sert le progrès et qu’elle permet de faire avancer la société.